… Et une espérance s’alluma

Mère Espérance de Jésus

par Juan José Argandoña Ros, fam

L’original espagnol a été publié sous le titre :
« … Y se encendió una esperanza »
aux Edizioni Amore Misericordioso en juin 2005

 

Traduction française : Sr Pascale-Dominique Nau

 

DANS LE ZÉPHYR DE DIEU

On dit qu’à la fin du 19e siècle les chrétiens ne tutoyaient pas Dieu comme nous le faisons aujourd’hui. Les gens se tenaient devant Lui avec un respect énorme, une sainte terreur. Même dans les endroits que les effets du jansénisme n’atteignaient pas, Dieu était considéré comme le Tout-Puissant, le Seigneur des armées, vainqueur de batailles, juste juge.

A cette époque, brillait déjà au verset 8 du chapitre 4 de la première épître de saint Jean, cette petite perle théologique qui dit que « Dieu est amour », mais elle restait inaperçue, entourée qu’elle l’était de la proclamation tellement emphatique de la justice et de la rigueur de Dieu.

A Lisieux, une petite voix s’était déjà élevée pour faire connaître la tendresse et la miséricorde de Dieu. Mais l’intuition subtile de la Petite Thérèse semblait rester encore cachée entre le parfum des violettes du jardin et les mélodies de l’orgue du couvent.

Jusqu’à nos jours, la méditation sur la justice rigoureuse de Dieu nous laisse angoissés. Les prédicateurs s’y dépassaient un peu; certains prenait plaisir à peindre des tableaux apocalyptiques, même les plus sensibles et ouverts au projet éternel de l’amour réciproque entre le Créateur et la créature, ne pouvaient pas se défaire d’une certaine sensation angoissante, quand ils contemplaient des mystères divins. Il était donc urgente de faire une relecture exacte, plus profonde de l’Évangile; il fallait porter à la lumière toute la tendresse qui résonnait dans ses pages, qui se manifestait dans chaque regard et chaque parole de Jésus. La théologie de l’Amour Miséricordieux était sur le point fleurir. L’amour chargé de miséricorde. Voilà les attributs que Dieu se réservait, et Il voulait que, une bonne fois pour toute, que l’homme s’en rende compte.

 

EN ODEUR DE SAINTETÉ

« Il faut que nous travaillions tant que nous le pouvons pour que l’homme connaisse l’Amour Miséricordieux de Jésus et voie en Lui un Père plein de bonté qui s’enflamme d’amour pour tous. »
(M. Esperanza de Jesús)

Même si on s’attendait bien à la nouvelle, elle fut bouleversante. Entre les mains des Sœurs, le téléphone sonne comme un violon. Tôt le matin, à Rome et à Madrid, en Allemagne et au Brésil, toutes les Servantes et les Fils de l’Amour Miséricordieux, les amis et sympathisants étaient déjà au courant : la Mère venait de mourir. Le mauvais temps, le contretemps de l’année scolaire, n’ont pu empêcher des arrivées presque massives.

Ils vinrent trouver Mère Espérance, dans son sanctuaire de l’Amour Miséricordieux de Collevalenza, placée sur une litière inondée de fleurs, comme une victime sur l’autel, avec à ses pieds les livres qu’elle avait écrits et entourée d’une couronne de gens en prière. Les autorités religieuses et civiles la connaissaient déjà bien. « Elle peut rester exposée au publique aussi longtemps que vous le considérez convenant, à condition que son physique réponde. La Santé se charge de faire les inspections opportunes. » Et, une fois de plus, le physique de Mère Espérance répondait ; durant toute la semaine, elle devenait de plus en plus belle et sereine, jusqu’à dimanche quand on célébra ses funérailles. Devant elle défilaient de milliers d’italiens à qui la neige extraordinairement abondante le permettait. Beaucoup. Beaucoup d’âmes. Énormément d’émotion contenue.

Quelqu’un posa un livre blanc à son côté, et par milliers les signatures vinrent y tomber comme des flocons de neige, avec des sentiments de gratitude, des allusions au divin, et une sensation commune, incontenable, d’orphelinat spirituel : « Mère Espérance, pourquoi tu t’en vas ? Ne nous laisse pas seuls. Mère, merci, merci, merci … »

Trois heures de l’après-midi n’est pas une bonne heure pour un enterrement.

Le vent frappait les Apennines centrales et seulement trois cents prêtres, d’entre les milliers qui auraient voulu dire « adieu et merci » à Mère Espérance, ont pu monter sur la colline en ce dimanche glaciale de février 1983.

Dix évêques entouraient Monseigneur Lucio Grandoni, ordinaire du diocèse d’Orvieto et Todi, qui présidait la messe et la procession funèbre. Les fidèles, des gens simples, ses italiens privilégiés et choyés étaient là aussi. On la porta parmi cantiques et prières, en procession, de la basilique supérieure au sanctuaire pour qu’elle repose une dernière fois, maintenant dans un simple cercueil de bois sans autre ornement qu’une croix, devant « son » crucifix de l’Amour Miséricordieux. Puis, le cortège ressortit à l’extérieur, fit le tour de la grande place ronde et entra ensuite dans la crypte de la basilique inférieure. Derrière l’autel, sous un simple mais beau mausolée, entourée de lumières et prières, repose pour toujours Mère Espérance de Jésus, comme elle le désirait, aussi près que possible de l’Amour Miséricordieux.

 

ESPAGNOLE, DE LA RÉGION DE MURCIE

Mère Espérance, ou « Madre Speranza » comme elle est plus communément connue, n’était pas italienne mais espagnole. Elle naquit à Santomera (Murcie), à l’époque où cette belle ville de la huerta murciana n’était pas encore aussi grande et opulente qu’aujourdh’hui.

La famille Alhama n’était pas riche non plus ; c’était plutôt le contraire. Étant pauvres, José Antonio, « le Martre », et son épouse Carmen n’avaient qu’une misérable cabane où abriter leurs « petits martres ». Quand leur voisin, Antoine « el Morga », qui pour sa part cultivait en fermage les champs de la famille Campillo Gonzalez, eut construit une modeste maisonnette, il leur prêta une baraque pauvre et précaire. C’est là que Mère Espérance naquit le 29 ou 30 septembre 1893. Ils étaient pauvres en moyens économiques, mais pas en esprit et vie. Ses parents lui donnèrent bientôt encore huit petits frères et sœurs, auxquels la sœur aînée fit place en allant vivre dans la maison du curé.

Don Manuel Aliaga la baptisa dans l’église paroissiale dédiée à la Vierge du Rosaire et lui donna le nom Josèphe. A ce moment-là, bon prêtre ne pouvait guère imaginer que, peu d’années après, la petite allait entrer dans son foyer comme servante, puis prendre de là son envole pour une trajectoire céleste. Ses deux sœurs, Agnès et Marie la reçurent – plus par charité que par intérêt – dans la maison rurale quand elle avait cinq ou six ans et, en échange pour les services indiqués pour son âge, lui donnaient éducation, instruction et nourriture. Josèphe resta favorablement marquée et reconnaissante pour toute sa vie.

 

UNE PETITE FILLE COMME LES AUTRES

Joséphine était une enfant éveillée, active et douée d’une extraordinaire piété innée. Ses espiègleries, typiques, étaient quelque peu imprégnées du suave parfum de la sainteté, déjà depuis ce temps-là.

Actual parroquia de Santomera

Aimant la soupe presque autant que Mafalda*, un jour elle la versa dans sa chaussure pour mettre fin à ce châtiment maternel ; mais, l’ayant oublié de vider la chaussure, elle la retrouva au moment de mettre la chaussure pour sortir. Une autre fois, pour protéger du froid l’âne avec lequel elle et ses amies jouait, elle découpa un énorme trou dans le couvre-lit matrimonial de ses parents et l’en habilla en le passant par-dessus les oreilles. Elle n’a pas non plus ressenti une culpabilité excessive le jour où elle mit un petit frère dans le trou d’un vieil olivier, pour qu’il s’y repose un peu sur un lit improvisé de feuilles riches et sèches et, puis, au moment de le rechercher, après des jeux prolongés et amusants dans les champs, elle s’aperçut que le petit malin s’était enfoncé dans l’intérieur du tronc jusqu’aux racines mêmes. La patience et la compétence d’un bûcheron et le sacrifice de l’arbre ont évité le pire. Entre feuilles, poussière et fourmis, l’enfant est apparu sain et sauf; c’est la sœur négligente qui ne s’en est pas sortie si bien, étant donnés les méthodes pédagogiques efficaces dont on se servait en ce temps-là.

Ces espiègleries et bien d’autres encore, elle-même les avouait et les racontait ; mais il y en a une dont elle se souvenait avec une satisfaction particulière. A bout de patience dans son attente d’arriver à l’âge canonique pour pouvoir communier, un jour où un prêtre étranger remplaçait son curé, elle prit place entre les veilles femmes du villages et, hissée sur les points des pieds pour paraître plus grande que son âge, elle a pu réaliser le rêve de son enfance : recevoir Jésus dans le sacrement. Même pas les réprimandes qu’elle reçut après pour son manque d’obéissance, d’une préparation adéquate, de permission et même du précepte du jeûne ont pu la faire broncher. Qu’importait le chocolat qu’elle avait bu au petit déjeuner, si Jésus vient habiter non pas dans l’estomac mais dans le cœur ? Elle restait de plus intimement convaincue que Jésus n’allait pas s’absenter jusqu’à la prochaine communion. Je ne sais pas ce qu’en diront les théologiens, mais nous sommes beaucoup à partager sa conviction intime que Jésus-Hostie n’a plus jamais abandonné le foyer généreux de son âme. De son côté, elle insiste dans ses écrits pour que l’on enseigne aux enfants à inviter Jésus à rester en eux après la communion, au-delà du temps que dure les espèces.

 

« AVANT QUE MON ÂME NE S’ENDURCISSE… »

On n’arrivait pas facilement à vingt-et-un ans au début du siècle dernier, et il fallait les avoir pour être majeur. Finalement, quand elle les eût atteints, Josèphe put réaliser le rêve de sa vie : se consacrer à Dieu dans la vie religieuse. Elle renonça à d’autres possibilités et opta pour un institut en voies d’extinction : le Calvaire de Villena.

Elle aurait aimé, en principe, s’occuper de malades, mais dans un hôpital, surpris par le peu d’intérêt que la religieuse qui l’accompagnait montrait devant un moribond, celle-ci lui dit : « Sois tranquille, bientôt ton cœur aussi s’endurcira ». A cela la bonne Josèphe répliqua : « Avant que mon cœur ne s’endurcisse, je préfère m’en aller », et elle partit.

Restes du couvent des
Filles du Calvaire, à Villena

 

« SI LE GRAIN DE BLÉ NE MEURT… »

À Villena, elle se dédiait à quelques élèves et aux gens du village, mais son institut, composé d’un petit group de religieuses très âgées, était sans avenir. Elle-même, avec M. Mercédès Vilar Prat, conseillée par le Père Jean Oteo et en collaboration avec l’évêque de Cartagène-Murcie, Monseigneur Vincent Alphonse Salgado, participa aux démarches pour que la Sacrée Congrégation pour les Religieux approuve la fusion des Filles du Calvaire de Villena avec les Missionnaires Clarétaines. Le décret d’annexion fut signé à Rome, le 30 juillet 1921.

Josèphe, qui à Villena s’appelait Mère Esperance de Jésus Agonisant (1916), fit sa profession perpétuelle en novembre 1921 sous le nom d’Espérance de Saint-Jacques. Malgré le caractère prophétique que son nom devait avoir avec le temps, elle ne l’a pas choisi et il ne lui plaisait pas, car – comme elle le racontera plus tard –, car ainsi s’appelait une de ses voisines, vendeuse de dates, qui avait l’habitude de se nettoyer les mains en les frottant énergiquement … sur sa propre robe.

L’expérience clarétaine dura neuf ans, jusqu’en 1930, quand, ayant été dispensée de ses vœux, elle fonda les Servantes de l’Amour Miséricordieux. En neuf ans, l’obéissance l’avait fait vivre dans cinq communautés différentes. Après la fusion, elle resta moins d’un mois à Villena, puis se trouva transférée successivement aux couvents de Vicálvaro, Vélez Rubio et calle de Toledo, puis calle del Pinar à Madrid. Sauf la charge de supérieure, elle a tout fait : portière, sacristaine, administratrice, responsable des enfants.

La vie religieuse était clairement le lieu le plus approprié pour elle et la forme de vie dans laquelle elle pouvait réaliser le rêve le plus profond de son âme : vivre avec et pour le Divin Époux et, en même temps, se consacrer au service des âmes. Ces années furent intenses, marquées par un progrès rapide sur le chemin de la sainteté. D’autre part, sa vie religieuse n’allait pas – et ne pouvait pas – être anonyme et tranquille. Avec l’étonnement des uns et la suspicion des autres, les personnes qu’elle côtoyait se rendaient compte des grâces extraordinaires que Dieu lui concédait. Les souffrances physiques les plus atroces se mêlaient avec de consolantes expériences mystiques. L’évêque de Pasto, Colombie, fit publier dans le « Bulletin diocésain » qu’une religieuse espagnole s’était présentée à lui pour lui donner des conseils urgents de la part de Dieu. D’Amérique du Sud, on venait à la porte du couvent pour voir Mère Espérance. Qu’est-ce que Dieu voulait d’elle ? A quoi la préparait-Il ? Maintenant, avec la distance dans le temps, nous voyons clairement que Dieu avait posé son regard sur son humble servante et la réservait pour réaliser un plan spécial au bénéfice de l’humanité. Elle allait être la dépositaire d’un charisme extraordinaire : elle allait être chargée de répandre dans le monde entier la « nouvelle » dévotion de l’Amour Miséricordieux. Pour cela, elle devait être sainte, réellement sainte ! Ce furent ses directeurs spirituels, à qui elle ouvrait son âme, qui purent entrevoir sa mission et consciemment l’y préparer. Aujourd’hui leurs méthodes nous semblent exagérées, mais ce n’était pas l’avis de Mère Espérance et elle se soumettait avec détermination à leur direction. Non seulement elle coopérait de manière pleinement responsable mais elle était toujours profondément reconnaissante pour leur appui et collaboration. Elle était consciente du besoin de se purifier, elle-même et ses intentions, comme l’or dans le creuset. Ainsi, le Père Antonio Naval, son saint directeur spirituel, qui connaissait sa vie intérieure et savait de quoi était faite celle qu’il guidait, exigeait d’elle le maximum :

– Et qu’est-ce que ça fait si des gens de Colombie viennent vous voir ? Il y a des antidotes contre l’orgueil. Mère Espérance devait les recevoir au parloir revêtue, par obéissance, de croûtes de pains, avec l’aire d’une folle.

– Quoi alors si sa nature était très belle et elle aimait à porter la guimpe amidonnée blanche comme la neige et resplendissante comme la lune ? Alors, allez ! mettez-y du chocolat et présentez-vous ainsi à l’accueil. Puis, quand il y avait une occasion, elle-même dirigeait les opérations.

– C’est ça que tu appelles ta bavette tachée de chocolat ? Apporte la tasse et vide-la par-dessus.

– Allez, ma fille, maintenant, oui, tu peux pratiquer la modestie. Que cela purifie désormais tes intentions.

Un autre jour, il lui ordonne de se promener dans les rue de Madrid, sous un soleil de justice, avec un énorme parapluie, « un de ceux qu’on met sur les carrosses », avec des raies rouges et vertes. Elle pouvait à peine le porter avec les deux mains et les gens, en la voyant passer, s’exclamaient : « Pauvre petite, elle a perdu la tête ! ». Mais elle avançait en vertu – et, au fond, c’était bien de cela qu’il s’agissait. Plus tard, quand la vie religieuse lui demandera des doses d’obéissance encore plus saignantes, elle sera prête. Il serait juste et opportun de dire que ces pères spirituels étaient toujours ses constants admirateurs, grands défenseurs et, en des moments particulièrement difficiles, ses seuls appuis humains.

La vie commune aussi était le creuser de purification, du dépassement de soi et – pourquoi pas ? – de bon humour.

Un jour, une novice, pour faire une plaisanterie, cacha les burettes de l’église que Mère Espérance avait eut l’habitude de laisser sur le bord du puits. Toutefois, après une réprimande de la supérieure, elle les mettait désormais à une distance prudente. Or, tandis qu’elle les cherchait partout, essayant de se souvenir où elle avait bien pu les mettre, la Révérende intervint sèchement :

– Où est-ce votre charité veut qu’elles soient ? Au fond du puits ! Si vous étiez un peu plus obéissante, cela ne vous serait pas arrivé. Maintenant tirez toute l’eau du puits jusqu’à ce qu’elles apparaissent.

– Mais, Ma Mère, c’est un puits de source et, de plus, les burettes n’ont pu y tomber puisque je les ai laissées parterre comme votre charité me l’avait suggéré.

– J’ai dit jusqu’à la dernière goutte !

Un sceau montait et l’autre descendait…, comme elle le racontait elle-même, paraphrasant sans le vouloir le dicton navarrais : « l’eau diminuait à peine parce que je la remplaçais avec les gouttes de ma sueur ».

A l’heure du repas, quand la novice, voyant que Mère Espérance, au lieu venir au réfectoire, continuait à faire monter et descendre les sceaux, et se rendant compte de l’ennui qu’elle était en train de lui causer, se hâta de réparer la situation. Le tort subi adoucit à peine la réprimande finale, … jusqu’à la prochaine fois.

Ces épreuves qui l’ont aidé à arriver à l’héroïcité des vertus, elle avait l’habitude de les raconter plus tard pour inculquer la vertu d’obéissance à ses fils et à ses filles.

 

QUELLE DOULEUR ELLE AURA …

Le parallélisme avec Jésus, qui tout au long de la vie de Mère Espérance sera surprenante, commence dans l’anonymat de l’enfance et se caractérise surtout dans la douleur. Je ne sais pas si les théologiens ou les chrétiens de notre temps devront encore étudier le thème la douleur, mais il nous reste certainement encore à découvrir et assimiler son importance, tant il est facile d’observer sa présence imposante dans les œuvres de Dieu et d’en deviner la valeur. Espérance en reçut une grande part. On pourrait même dire qu’elle a été une autre Dolorosa. Nous savons qu’elle lui fut donné de partager les douleurs de Jésus agonisant et crucifié jusque dans les moindres détails. Beaucoup de témoins oculaires affirment que, surtout pendant le Carême et la Semaine Sainte, elle revivait et expérimentait les mêmes souffrances que Jésus durant sa Passion. Elle acceptait toujours la croix de la souffrance avec enthousiasme, la désirait et la demandait avec insistance. « Je te remercie, Seigneur, » – disait-elle souvent – « de m’avoir donné un cœur pour aimer et un corps pour souffrir ».

Comme dans la vie de presque tous les saints, Mère Espérance connaît tantôt de graves maladies tantôt d’inexplicables guérisons. Du fait qu’elle est si moderne et parce que sa vie est si proche de nous dans le temps, nous avons heureusement à notre disposition une documentation ample, sérieuse et fiable, pour nous renseigner sur ces faits. Mère Espérance a connu l’intérieur de nombreux hôpitaux et bloques opératoires, et beaucoup de médecins italiens et espagnols l’ont examinée, bien qu’elle était très secrète. En fait, elle ne se préoccupait guère de sa santé et fuyait les docteurs avec une tenace persévérance. Car elle était convaincue que Dieu lui-même lui envoyait les épreuves physiques et les enlevait.

Une petite anecdote suffit pour le faire comprendre, Une certaine dame romaine lui avait envoyé un célèbre spécialiste. Elle se laissa examiner par pure courtoisie et ne s’émut pas devant son diagnose. Ses infirmités étaient si graves et nombreuses que, selon ce docteur, elle devait rester au lit et prendre divers remèdes coûteux. Humblement et vite, elle se retira dans sa chambre. Mais bientôt elle apparut à sa porte pour demander:

– Est-ce qu’il est parti, ce médecin romain?

– Il vient juste de partir.

– Tant mieux! puisque je m’en vais à la cuisine. La pauvre cuisinière doit sentir mon absence, avec tout le boulot qu’elle a entre les mains.

Elle n’aimait pas perdre son temps avec des consultations et des visites; mais, en ces occasions, elle était toujours disciplinée et affable, même si sa docilité ne satisfaisait pas dans tous les cas les docteurs. Ils la comprenaient et, surtout, ceux qui la connaissaient bien la prenaient avec philosophie, parce que la santé de la mère était pour eux un casse-tête. Il y avait, par exemple, un docteur de Todi, qui la suivait avec une certaine constance. Quand on l’appelait, dans l’angoisse, de Collevalenza pour dire que la mère était au plus mal, il avait l’habitude de répondre:

– Est-ce qu’elle n’a plus rien à faire? Parce que, si la mère a encore du travail, vous m’allez expliquer pourquoi je dois venir.

« Impossible de me coucher ! », disait-elle d’habitude, avec son humour méridional, « J’ai beaucoup de travail et ne peux pas me permettre le luxe d’aller au lit ». Et le pauvre homme continuait à se demandait, à la lumière de la science, comment cette femme pouvait tenir debout avec une telle sémiologie.

A Madrid, elle subit trois interventions chirurgicales en sept mois. Elle-même fit une déclaration, à la demande du Tribunal Ecclésiastique, sur un miracle présumé dans le procès de canonisation du Père Claret. « L’opération eut lieu, à l’Hôpital Saint-Charles, en janvier 1922. Le Dr. Recaséns m’opéra. D’après ce que le médecin dit avant l’opération, je sais que l’on m’a ouvert le ventre et je crois que l’opération a consisté en l’extraction d’un ovaire et d’une partie de la matrice. »

En effet, les bons services des médecins ne suffisaient pas avec cette malade et, selon elle, le résultat était le même, qu’elle se mette entre les mains et la science humaine ou celles des puissances divines. Voici sa relation au sujet de son père fondateur, saint Antoine-Marie Claret : « Je demandai à mon bon père de me procurer du Seigneur la santé, si cela me convenait … le lendemain, la mère supérieure me demanda si j’avais des forces pour recevoir la Sainte Communion. Je répondis "oui", et elle partit pour leur dire de me l’apporter. Entretemps, je recommençai à me confier à mon saint père avec une confiance telle que l’on ne peut l’expliquer. Peu après, je reçus la Sainte Communion et, avec elle, le bienfait de la santé. Le médecin m’a dit : "Ma Mère, Dieu vous aime beaucoup". » C’était aussi simple et aussi sublime ! C’était le mois de décembre 1925, et le Dr. Léonard del Yerro termina son étude sur le cas avec l’affirmation que, une fois de plus, la guérison de la mère fut « extraordinaire » et « sans explication naturelle ».

A Collevalenza, de temps en temps elle surprit les sœurs en descendant à la cuisine tandis que la communauté, réunie à la chapelle priait pour sa santé.

 

OÙ EST-CE QUE LA CHARITÉ FINIT ?

La volonté de Dieu était toujours l’inspiration profonde de ses décisions et de ses œuvres, Pourquoi s’est-elle embarquée dans l’aventure de vouloir réformer les constitutions de son institut ? de remplir de pauvres la maison calle de Toledo à Madrid ? et, ensuite, de défendre contre vent et marées les fillettes internes calle del Pinar ?

Ce furent, en effet, les trois moments les plus pénibles et les plus glorieux de sa vie. Dieu l’appelait, tout comme sainte Thérèse, ni à une vie tranquille et bien réglée, ni à une congrégation confortable et routinière, mais bien à une contemplation sublime et à une charité empressée et efficace. Sa vie n’allait pas être un havre de paix mais un tourbillon. Elle rencontra, en ces moments-là, comme d’ailleurs toujours, d’une part, des adhésions enthousiastes et, d’autre part, une opposition froide et tenace.

Noël 1927, calle Toledo. Mère Espérance veut donner un repas à quelques pauvres. Elle en parle plusieurs fois à sa supérieure qui, finalement, y consent.

– Combien d’argent avez-vous ?

– Seulement trois cents pesetas.

– Bon, d’accord. Arrangez-vous avec ça ; mais ne prenez rien de la dépense.

Mère Espérance achète un peu de viande, de l’huile et quelques fruits. Au moins deux ou trois personnes pourront manger.

Le jour de Noël, « de façon mystérieuse », rendez-vous à été donné à une file de pauvres « dont on ne voyait pas la fin … »

A la vue de tout ce monde, la Mère Supérieure est effrayée.

– Mais qui les a appelés ?

– Pas moi, Ma Mère. Ça a dû être le Seigneur.

Et le Seigneur qui les avait invités se montra si généreux qu’« après avoir donné à manger à tous ces pauvres pendant deux ou trois mois, il nous restait encore de la viande, de l’huile, des fruits, … »

– Où est-ce que la charité finit ?

Espérance a aussi voulu leur donner un abri. Pour cela, elle pouvait disposer d’un hangar à côté de l’école. Mais c’était trop ! Un jour, quand tous étaient en train de manger, une des dames nanties de l’« Association des dames catholiques » qui dirigeaient ce local interrompit :

– Qui vous a donné la permission de mettre ici tout ce monde pour salir la maison ?

– Mais ils ne sont pas venus pour salir, ils sont venus pour …

– Ici, vous mettrez qui vous voudrez quand ce sera votre propriété !

Cette nuit-la, à la chapelle, elle entendit le Seigneur lui dire :

– Espérance. Là où les pauvres ne peuvent pas entrer, tu ne dois pas entrer non plus. Sors de cette maison.

– Et où irai-je, Seigneur ?

 

A LA CALLE DEL PINAR

Les personnes qui s’opposaient à elle le faisaient le plus souvent avec rancune. Ainsi, les susdites dames de l’Association lui refusèrent l’autorisation pour effectuer les retouches nécessaires, et notamment d’ouvrir une porte qui aurait permis aux fillettes d’accéder directement aux salles de classe au lieu de passer par l’extérieur quand il faisait mauvais temps.

Le 13 décembre 1928, la mère Pilar Antin écrit au père Filipe Maroto : « Le Bon Jésus a dit à Mère Espérance que, si Madame Angelita n’ouvre pas la porte, Il lui ouvrira une maison. Ainsi, la Providence a fait que l’on trouve miraculeusement une maison calle del Pinar 7, et la mère dit que c’est celle-là que le Seigneur veut. Le même jour, quelques personnes se sont présentées et elles ont donné les premières aides financières pour l’achat de la maison et cela montre que c’est le Seigneur qui guide les démarches ».

La maison s’ouvre avec les auspices, la permission et les bénédictions de la haute autorité hiérarchique, le nonce Monseigneur Tedeschini, évêque de Madrid. Ce prélat bénit et inaugure l’œuvre le 23 février.

Un groupe considérable de filles pauvres se constitue. Elles vivront heureuses et contentes, en régime d’internat, avec une petite communauté de religieuses, dont Mère Pilar Antin, vicaire et secrétaire générale, sera la supérieure. Au début pleuvent éloges et dons. Espérance, tout en étant l’alma mater de l’œuvre, s’en tiendra à sa charge de procureuse et …, en arrière. Elle se trouve à nouveau entourée de filles pauvres qu’elle guide sur le chemin le plus court vers Dieu. A nouveau elle se sent heureuse et rend les autres heureux. Les filles, une fois de plus, l’adorent. Mais c’est trop beau pour durer.

La supérieure qu’on leur imposera bientôt, pour remplacer Mère Pilar, montre qu’elle veut se servir des filles plus qu’elle ne veut les servir. Entre autres sages actions, elle décide de réduire sensiblement les provisions pour qu’elles gardent la ligne. C’est la fameuse faim de nos grands-parents. L’antipathie qu’elle s’attire est cordiale et générale, et le temps de sa direction de cette école compté. Plus tard, elle reviendra en compagnie de la Mère Générale pour une visite « d’inspection », très clairement inopportune et provocatrice. Voir les internes et déclencher un scandale, ce fut tout un. La consigne vint spontanée et expressive : « Dehors la grosse, dehors, dehors !! » Retraite rapide et déshonorante ; détresse incommensurable et impotence de la jeune communauté ; angoisse. La police est appelée pour y mettre de l’ordre. Qui allait le faire ?

Une certaine personnalité ecclésiastique se croyait capable de résoudre le cas avec un ordre de précepte ;

– Les révolutionnaires à la rue, dit-il au téléphone d’une voix tonitruante.

– Mais toute l’affaire est comme Fuenteovejuna… on ne sait pas qui est dans son droit…

– Alors, tout le monde à la rue, et tout de suite !

Dans la nuit, donc, ces fillettes internes, la plupart sont venues de loin et avec des situations familiales précaires…

"Appelez, vous les pauvres, et on vous aidera; appelez, vous qui ête affligés, on vous consolera; appelez, vous les malades, on vous assistera; appelez, vous les orpelins, et dans les Servantes de l’Amour Miséricordieux vous trouverez des mères "
(M. Espérance de Jésus)

Pas même le commandant de la police se sentait assez fort pour exécuter un tel ordre. Et moins encore Mère Espérance. Dans son cœur éclata alors un conflit angoissant entre l’obéissance et la charité. Elle promit – c’est certain – d’accomplir l’ordre selon ce que les circonstances allaient rendre humainement possible. Les filles commencèrent donc à s’en aller, l’une après l’autre, pour rentrer chez elles. L’œuvre de Mère Espérance s’effondrait. Elle-même était au bord de l’excommunication. Le drame moral de la pauvre Espérance fut, une fois de plus, traumatisant. Heureusement, elle avait l’appui de son père spirituel. Le nonce Monseigneur Cicognani, évêque de Barcelone, la réconforta et, avec le Cardinal Segura, lui montra que, heureusement, on peut arriver à connaître la volonté de Dieu par des canaux divers.

La vérité est qu’Espérance, exceptionnellement, disposait d’une ligne directe avec Dieu ; mais même ainsi, elle était hautement respectueuse et soumise à l’autorité de l’Église. Alors, confrontée au dilemme entre l’obéissance à une vision et un ordre de ses supérieures, elle optait décidément pour la seconde. Le plus douloureux était que souvent elle se sentait entravée au moment de pratiquer la charité évangélique.

 

RÉFORMATRICE NON; FONDATRICE

Les événements et la manifestation explicite de la volonté divine finirent par convaincre Mère Espérance que le Seigneur ne la préparait pas à réformer sa congrégation mais bien à en fonder une nouvelle, d’abord dans sa version féminine et ensuite masculine. C’est ainsi, qu’en 1930, solidement conseillée et guidée par son père spirituel, elle demanda à quitter sa congrégation. Elle savait bien ce que ce pas lui coûtait et l’affection qu’elle avait pour sa famille religieuse et les règles inspirées par son vénéré Père Claret, que, jusque-là, elle avait observées avec une fidélité scrupuleuse. Mais face à la volonté urgente de Dieu, il ne restait plus d’autre remède que de fermer les yeux et d’avancer « coûte que coûte ». Un petit groupe de sœurs la suivit ; celles qui la connaissaient plus intimement et étaient au courant des dons extraordinaires avec lesquels Dieu la consolait et récompensait sa fidélité. Parmi elles se trouvaient sa sœur de chair, Marie, et Mère Pilar Antin, depuis quelques temps déjà sa fidèle compagne dans la bonne et la mauvaise fortune, qui de plus jouait sa haute position dans le gouvernement général.

La Nuit de Noël 1930, dans un minuscule appartement calle Velasquez, à Madrid, avec l’appui financier de la comtesse de Fuensalida et l’assistance tant matérielle que spirituelle d’un prêtre navarrais d’Abarzuza, Don Esteban Ecay, Mère Espérsance prononça ses vœux avec les quelques sœurs qui l’avaient suivie dans la Congrégation naissante des Servantes de l’Amour Miséricordieux. Madrid est le point de départ ; les idées sont claires, les désirs de faire tout le bien impossible débordantes. Les enfants seront les premiers bénéficiaires ainsi que les pauvres, les personnes âgées et les prêtres.

Pourtant, l’incompréhension, l’opposition et la persécution continuent à frapper. Il s’ensuivra une série d’épreuves que les bons observateurs considèrent « conditio sine qua non » pour admettre la présence spéciale de Dieu dans les âmes vraiment grandes.

L’évêque de Madrid, se fondant sur le célèbre incident avec les filles, a changé d’avis en ce qui concerne la Mère Espérance ; d’un côté, il lui refuse sa bénédiction et l’approbation et, de l’autre, ordonne et exige que personne ne l’aide ni collabore. Jusqu’à la fin de sa vie – et il vivra jusqu’en 1963 –, la maison des Servantes de l’Amour Miséricordieux de Madrid n’aura pas la permission d’avoir le Saint-Sacrement dans sa chapelle. Pendant 30 ans, chaque matin les filles et les religieuses se rendront en fil à la paroisse voisine. L’évêque alla jusqu’à envoyer un ami chef de sécurité pour l’expulser de la ville ; mais celui-ci, voyant les papiers parfaitement en règle et la documentation accréditant la congrégation nouvellement créée comme une société civile légalement constituée et opportunément approuvée par la Direction générale de Sécurité (pas un détail n’échappa à l’« Assistant » d’en haut), ne put faire autrement que saluer respectueusement et partir en demandant mille fois pardon. Sans doute, au ciel, quelqu’un à dû parler à Monseigneur l’évêque de toutes les messes que la Mère, en échange, fit célébrer pour lui et autres « amis », pour le salut de leurs âmes.

Son successeur, Monseigneur Casimiro Morcillo, grand admirateur de la Mère et de son œuvre – qu’il avait rencontrée en Italie – répara en toute hâte le tort dès qu’il eût pris possession du diocèse madrilène.

 

LES PREMIERS COLLÈGES

Étant donné la situation en Espagne dans les années 1930, ce fut une prudence perspicace d’ériger la nouvelle congrégation comme société civile ; cela lui garantissait la possibilité d’expansion et la survie.

Bientôt on proclamera la République et la Guerre civile éclatera. Espérance en est avertie et prépare son plan d’action.

Les vaincus, souvent avec leurs enfants et des enfants souvent sans leurs parents, se voient obligés de fuir à l’étranger. Mais bientôt les enfants commencent à revenir à leur patrie, et la plupart vient habiter la région des Pyrénées. Mère Espérance, avec ses sœurs – dont le nombre s’accroît rapidement – leur préparent un nid chaud : ils auront une assiette, un livre, un lit et des sœurs qui feront tout leur possible pour remplacer l’affection de leurs parents absents.

A cette époque s’ouvrent et se remplissent les collèges de Madrid (1931), Alfaro (1931), Hecho (1932), Bilbao (1932), Larrondo (Biscaye, 1933), Santurce (1933), San Sébastian (1934), Colloto (Asturies, 1935), Ochandiano (Biscaye, 1935), Sestao (1935), Bilbao – Ave María (1937), Menagaray (Alava, 1939) …

Maintenant, elle peut imposer sa pédagogie d’amour et de miséricorde. L’enfant sera le roi de la maison et les religieuses le serviront comme le fait une mère avec ses enfants. Rien ne l’ennuiera plus que de voir une religieuse qui, au lieu de servir les enfants, cherche à se servir d’eux pour vivre confortablement.

Les statuts disent expressément que les sœurs mangeront la même nourriture que les enfants et qu’au moins un quart d’entre eux seront logés gratuitement. La présence et l’action de la Providence (autre constante mystérieuse dans la vie des saints) se voyait engagée à tout moment.

 

LE TEMPÊTE S’EMPIRE

Le centre géographique de Mère Espérance s’établit dans le Pays Basque. A Bilbao, elle rencontre une jeune qui « en songe » lui avait été présentée comme une grande aide et qui, à dire vrai, dépassera largement les attentes les plus optimistes.

Pilar de Arratia y Durañona était, elle aussi, une âme exceptionnelle. Clairement, Dieu les avait créées et ensuite les unit.

Pilar se trouva orpheline dès son enfance, mais ses parents lui avaient laissé une grande fortune double, spirituelle et bancaire. Elle avait un zèle authentique de bienfaitrice et aidait largement diverses associations. A Bilbao, il y avait de plus une belle école pour enfants pauvres que sa mère avait fondée. Quand elle fit la connaissance de Mère Espérance, elle voulut que ses religieuses prennent en charge cette école. La décision était clairement avantageuse pour les enfants, mais pour Mère Espérance elle entraîna une série d’épreuves qui la conduisit finalement au Saint-Office, accusée de toute une litanie de sottises. Les personnes qui jusqu’alors avaient tiré profit de la direction de ce centre scolaire et de l’aide de la riche bienfaitrice changèrent tout d’un coup leur avis premier en hostilité ouverte et firent de leur mieux pour lui rendre la vie impossible. Elles arrivèrent à la mettre en bis-bis avec les hauts personnages ecclésiastiques de la région et même avec quelques-unes des Servantes de l’Amour Miséricordieux, en se servant du point faible de chacun. Ainsi, même la secrétaire générale, jusque-là une collaboratrice intime et dévouée, se gonflant avec l’idée de la possibilité d’être considérée comme co-fondatrice et mère générale, accepta finalement de collaborer pour la faire partir et la remplacer.

La trempe spirituelle exceptionnelle d’Espérance et ses nombreuses et variées expériences surnaturelles – bien connues de ses persécuteurs – se prêtaient comme autant d’accusations épineuses, et ainsi il n’était pas difficile de porter son cas jusqu’au Vatican. Mais l’Église de Rome, dans la Ville Éternelle, de prison allait se transformer finalement en plateforme de lancement. C’est Pilar de Arratia, dont la générosité fabuleuse franchissait tous les seuils des dicastères romains, qui s’en chargea. Peu à peu elle écarta toutes les calomnies qui venaient, selon les cardinaux à qui on les présentait.

– Les enfants dans ses écoles étaient victimes de mauvais traitement ?

Pilar adressa une lettre à son amie Présidente de la Protection des mineurs et celle-ci donna, avec mille amitiés, les rapports détaillés sur le travail humanitaire des petites religieuses et la satisfaction et approbations conséquentes des autorités.

– Elle n’avait pas non plus extorqué de l’argent des marquises de Zahara, et certainement pas avec des menaces de représailles divines. C’est ce que Madame la marquise elle-même écrivit dans une lettre à Pilar, et ajoutant de très chaleureuses salutations pour la mère.

– Qu’elle envoûtait Pilar de Arratia elle-même, en se jouant d’elle?

Les accusateurs pouvaient se tranquilliser. La Saint-Office se chargera bien de tout vérifier ; c’est en effet pour cela que la mère était là.

Malgré la sévérité avec laquelle le Saint-Office agissait à l’époque, on s’est vite rendu compte au Vatican que, encore une fois, c’était le loup qui accusait l’agneau. Ils se croyaient sur le point de juger une hérétique et se trouvaient, au contraire avec une fille très aimante de l’Église.

 

UNE ROMAINE DE MURCIE

Mais Mère Espérance était à Rome. L’« offense » avait été faite. Alors, elle profita pour y établir sa congrégation. Après l’approbation du Saint Office, il ne restait pratiquement plus ni opposition ni persécution. Au contraire! Elle verra désormais son œuvre grandir et s’étendre rapidement. De Pie XII jusqu’à Jean-Paul II, qui fera le beau geste incomparable de venir en personne à son sanctuaire de Collevalenza, tous les souverains pontifes manifesteront leur appréciation et même leur reconnaissance.

De son côté, Mère Espérance avait une profonde admiration pour le représentant du Christ sur la terre; elle désirait et obtint de chacun en audience particulière la Bénédiction Apostolique, ce qui la remplit de fierté et la confortait grandement.

A Rome, Via Casilina – la route qui s’étend au long de la péninsule italienne jusqu’à Naples –, Mère Espérance s’établit tout d’abord en louant le couvent des Sœurs de Namur, avant de construire un nouveau convent juste en face. Aujourd’hui dans ce bâtiment ancien, qui fut témoin de tant de gestes de charité, surtout pendant la Deuxième Guerre Mondiale, habitent les religieuses de Mère Teresa de Calcutta. Quel destin, celui de cette maison qui en peu de temps a accueil deux des plus illustres religieuses du vingtième siècle! En Italie, les gens aiment à parler souvent de ces deux religieuses.

L’activité caritative à Rome attint des dimensions difficilement imaginables. Une fois de plus, la nourriture miraculeuse était donnée, en quantité industrielle, aux pauvres ; les gens venaient par milliers pour prendre refuge derrière le corps de Mère Espérance quand l’alarme annonçait les bombardements. Et cette femme espagnole se mettait à laver les viscères dans un bassin et, sortant fil et aiguille, à recoudre les plaies ; elle recomposait des corps mutilés, et promettait énergiquement survie et rétablissement. Quand, après coup, les médecins l’accusaient de témérité, elle répondait : « Et où étiez-vous quand ces pauvres agonisaient sans espérance ? Évidemment, je prends l’entière responsabilité pour leur santé, à condition que vous ne vous mettez pas vos doigts dans leurs blessures ».

Via Casilina, les sœurs se rappellent bien comment les pauvres qui formaient des files interminables, et que la marmite de Mère Espérance ne se vidaient avant que le dernier eût reçu sa portion de soupe.

 

LES « SUORE » ESPAGNOLES

À Rome, cette foule sœurs, moitié espagnole et moitié italienne, qui se distingue par son extrême jeunesse, son travail efficace et par le fait qu’elles chantent toujours aux récréations, ne peut pas passer inaperçue. C’est alors que commence un harcèlement auquel la fondatrice sera toujours soumise : celui des évêques qui veulent qu’elle envoie des sœurs pour fonder des communautés dans leurs diocèses. La Mère est jalouse de ses filles. Elle les aime avec des sentiments à la fois spirituels et maternels. C’est toujours une grande souffrance pour elle de se séparer d’une de ses filles et, de plus, elle attend sans être pressée que s’accomplisse la promesse que lui fit un certain Cardinal, qui pour retarder l’approbation, prétexta la jeunesse excessive de ses membres. « Je le reconnais, sont des fillettes, mais je vous promets sur l’honneur que la Congrégation portera remède à ce défaut jour après jour ». (Et quel remède nous avons vu !)

 

COLLEVALENZA DI TODI

L’évêque de Camerino, Monseigneur Bruno Fratteggiani, écrit dans la préface de l’un de ses livres : « Beaucoup me posent des questions sur les miracles de Mère Espérance. J’y répondre: Allez à Collevalenza et vous en verrez un. Collevalenza est le miracle de Mère Espérance ».

Elle vint à ce petit village de l’Ombrie franciscaine en 1951. A ce moment-là, il était tellement petit qui n’était même pas sur la carte, mais maintenant…

Pour y arriver, il fallait quitter la route principale qui va de Rome à Florence cinquante kilomètres avant de Pérouse. Quelques granges curieuses à droite, en haut d’une colline, indiquaient qu’il restait encore un kilomètre à parcourir. Puis un poteau indicateur : « Rome 121 km ». Aujourd’hui, le clocher futuriste de Julio Lafuente, qui domine tout un spectaculaire complexe religieux, se voit déjà de loin.

... mais ton cœur plus encore en est l’icône !

Mère Espérance s’y installa comme elle a pu en ce mois d’août 1951. Dans les bagages, comme toujours, beaucoup de foi, une joie immense et la détermination ferme de suivre le Seigneur jusqu’au bout du monde s’il le fallait. Combien de fois a-t-elle demandé au Seigneur : «Mais pourquoi est-ce que tu m’as amenée ici ? ». Aujourd’hui, c’est tout à fait clair.

Le village, qui n’avait pas mil habitants, tous dispersés dans des fermes, était célèbre dans la région, principalement pour son bois de chênes où les chasseurs remplissaient leurs filets d’oiseaux. C’est là que Jésus lui donna la première explication: «Esperance, nous allons transformer ce bois en un lieu pour prendre des âmes. Ils viendront en foules, plus nombreuses que ces oiseaux. Ici, ils apprendront à mieux me connaître». Vas-y, donc, au travail !

Le 15 août, elle s’y établit pour de bon avec ses Servantes et les Fils de l’Amour Miséricordieux qu’elle venait tout juste de fonder à Rome.

Le père Alfredo di Penta sourit modestement quand quelque ignorant l’appelle co-fondateur.

– Il n’y a qu’une fondatrice, et elle est grande : la Mère.

C’était certainement moins amusant pour elle d’apprendre que le premier enfant de sa nouvelle Congrégation – masculine pour qu’il y ait encore davantage d’histoires – allait être précisément… Alfredo.

– Comment Alfredo ? Le comptable de l’œuvre ? Ce jeune homme qui semble n’avoir d’autre divertissement qui faire des comptes et piloter son avion ? T’es en train de blaguer, Seigneur. Je ne commence pas avec moins d’un cardinal … ou, au moins, donne-moi un bon avocat, tu sais bien comment on les épuise avec toutes ces choses au Vatican…

– Tais-toi, sans expérience. Tu veux que plus tard on croie que ces œuvres viennent des hommes ? Du calme, commence par Alfredo, et fais-moi confiance. Tu verras que nous n’allons pas le regretter…

- Bien sûr, j’ai de la foi en abondance, Seigneur, mais tu sais bien que ce gars n’est pas fait pour être curé ; il ne pense absolument pas au sacerdoce.

- D’accord, d’accord, vas lui dire et puis tu verras…, et cherche lui un bon séminaire, ce qui ne manque pas dans ces terres.

Une fois de plus le Seigneur écrivait droit avec des lignes courbes. Après l’habituelle première frayeur, Alfredo accepta avec joie les plans du Seigneur. Le séminaire de Viterbe fut témoin des sueurs dans la vie commune et, surtout, de ses efforts à maîtriser des logarithmes et les déclinations grecques et latines. Puis, au bout de quatre ans, il célébra sa Première Messe chantée au sanctuaire de Collevalenza. A ce moment-là, d’autres jeunes prêtres, avec des parcours personnels plus ou moins semblables, étaient venus le rejoindre : Gino Capponi, Arsenio Ambrogi, Alfonso Mariani, Elio Bastiani et les quatre Marios de l’Apocalypse : Tosi, Gialletti, Montecchia et Straffi.

María del Pilar De Arratia

Lorsqu’ils atteignirent le nombre douze, ils voulurent célébrer l’événement en grand et entraînèrent toute la Congrégation « italienne » au sanctuaire de la Vierge à Loreto, car ils désiraient partager avec Mère céleste leur satisfaction débordante. En ces jours-là, Espérance se sentait même avec quelque avantage par rapport à Jésus : « Ceux-ci au moins ont une certain culture… ».

La mère s’installa à Collevalenza dans une maison louée, et comme si l’exigüité du lieu ne suffisait pas, elle voulut dès le début accueillir les premiers séminaristes et leurs offrir les études. Les célèbres « apostolinos » ont été, depuis le commencement, la première et meilleure carrière de la Congrégation.

Deux ans après son arrivée à Collevalenza, la famille religieuse, nouvelle et originale, a déjà sa propre maison. C’est le bâtiment nouvellement construit qui sert en même temps comme maison des Servantes, séminaire, résidence des Pères, et maison du clergé. Les années suivantes sont peut-être les plus calmes et productives de sa vie. Les pères qui l’entourent ne seront ni éminents, ni brillants, mais toujours ils seront étroitement unis à leur fondatrice. Loin d’être gênés d’avoir été fondés par une femme – ce qu’elle craignait sans dissimulations – ils en sont fiers et heureux avec elle.

Ils sont jeunes et proviennent du clergé diocésain, mais bien vite, grâce à celles qui les enseigne, ils apprennent et assimilent les caractéristiques de la vie religieuse. Ils seront des directeurs spirituels expérimentés et de grande valeur. La Mère rêve, les yeux ouverts, qu’ils puissent devenir les guides spirituels des sœurs. Elle rêve, un rêve heureux, continu et répété, rêve semblable à l’ambition de la mère des fils de Zébédée, que personne ne peut comprendre et justifier comme elle, car elle sent dans son cœur la même ambition maternelle.

Les séminaristes aussi peuvent se former à son image et à sa ressemblance. Elle a un don sublime de psychologie et des lumières intérieures qui lui permettent d’être une remarquable maîtresse en spiritualité et formatrice d’âmes religieuses.

Connaissant profondément la nature de l’être humain, elle avait une délicatesse véritablement féminine et maternelle pour ceux qui étaient tombés. Elle ne se scandalisait pas du tout devant les faiblesses et, particulièrement avec les prêtres, fit tout son possible pour les sortir de problèmes de toutes sortes ; beaucoup en effet lui devaient leur récupération morale et surtout une discrétion exquise.

Le « roccolo », qui surtout au coucher du soleil résonne avec le chant des oiseaux, les collines avoisinantes, typiques du paysage de l’Ombrie, vous permettent de vivre en contact avec la nature. On y respire l’aire de la campagne, la brise des Apennines. Au mois de mai, on peut admirer la multitude exceptionnelle de « libellules », ces minuscules lumières vivantes et volantes qui viennent envahirent et illuminer les champs de blé, produisant un spectacle merveilleux. Mère Espérance sourit, amusée, quand les apostolinos espagnols, aussi surpris qu’elle, les attrapent à poignets pour les examiner de près.

Bien que son esprit et son cœur sont en permanence occupés par l’Aimé, elle connaît et sent la présence de grands Mystiques qui ont rendu cette terre célèbre. Dans un rayon de moins de 50 km se trouvent les berceaux et les tombeaux de François et Claire d’Assise, de Claire de Montefalcone, Rita de Cassia, Benoît de Nursie, Philippe Benizi, Jacopone da Todi, Felicien, Terencien, Ubaldo, Valentin, Ercolano, Martin, Fortunato… qui préparent certainement déjà une place dans le chœur céleste pour la sœur espagnole nouvellement arrivée sur leurs terres.

 

L’AMOUR MISÉRICORDIEUX DRESSE SA TENTE

Rome, Via Casilina 222: Villa Certosa, propriété des Sœurs de Notre Dame de Namur

Elle avait gardée son secret depuis son enfance, mais un matin lumineux de printemps elle le lâcha. Le ciel ombrien était particulièrement bleu ce matin-là et un soleil splendide illuminait la scène simple et touchante : une dame française, très amie de Collevalenza, avait réussi à faire envoyer au sanctuaire de Collevalenza, depuis le Nord de la France, une belle statue en bois de la Petite Thérèse. Mère Espérance était présente au moment au on l’a descendue de la camionnette. Alors, quand elle vit apparaître entre le carton et les emballages le visage de la jeune et belle sainte français une joie immense s’empara d’elle. Elle lui caressa le visage et le nettoya, en disant des phrases pleines d’amour comme à une amie intime. Plus tard, elle expliqua qu’elle la connaissait depuis son enfance et raconta que, lorsqu’elle avait douze, sortant un jour de la maison pour donner une aumône à une jeune religieuse et pensant que c’était cela qu’elle voulait, celle-ci lui dit avec une douceur céleste: «Ce n’est pas pour ça que je suis venue, mon enfant; Je viens vous dire de la part du bon Dieu que vous devrez continuer là où moi, j’a terminé» ; puis, elle disparut. Or, c’était elle, la petite Thérèse de Lisieux ; alors, sans le moindre doute, Mère Espérance savait maintenant clairement ce qu’elle avait à faire : continuer à diffuser la dévotion de l’Amour Miséricordieux.

Tables préparés pour des ouvriers et pour tous…, jusqu’à des centaines… jusqu’à 1000 personnes par jour, jusqu’à 1200 … par amour…

Nous lisons dans un journal que son directeur spirituel lui demanda de tenir pour y noter les grâces spéciales que le Seigneur lui accordait: « En l’année 1927, étant religieuse de la Congrégation de Marie Immaculée, le 30 octobre, le bon Jésus m’a demandé de m’engager entièrement pour collaborer étroitement avec le père Arintero, dominicain, pour faire connaître la dévotion de l’amour Miséricordieux ».

Le mouvement de l’Amour Miséricordieux, un groupe de personnes qui collaborent avec le dominicaine, vivait un moment dynamique, et un crucifix avec une saint Hostie dans le fond et des rayons de lumière qui sortent cœur de Jésus, était parmi les images les plus familières en Espagne, en France et en Amérique.

Mère Espérance et quelques-uns des premiers Fils de l’Amour Miséricordieux

La revue La Vida Sobrenatural, qui publiait les contributions de plusieurs personnes sous le pseudonyme Sulamitis, était le véhicule principal de la nouvelle dévotion. Espérance y collabora aussi, même si on ne sait ni exactement dans quelle mesure et pendant combien d’années. Aujourd’hui, il n’est d’ailleurs pas facile à reconnaître ses articles parmi les autres. C’est vrai que l’âme visible du mouvement, le père Arintero, meurt un an plus tard, le 20 février 1928 ; la dévotion subi alors un arrêt momentané par décision de l’autorité ecclésiastique.

Je ne sais pas si c’est exagéré de dire que le poids de responsabilité est tombé des années plus tard sur Mère Espérance. En tout cas, le sanctuaire de l’Amour Miséricordieux s’est transformé en le point central d’où cette dévotion se répand aujourd’hui.

 

LE CRUCIFIX

Le magnifique crucifix vénéré au sanctuaire de Collevalenza est l’expression artistique, le portrait fidèle et le compendium théologique de l’Amour Miséricordieux. Un beau mystère enveloppe son origine. Le juif que Mère Espérance présenta pour servir comme modèle … ressemblait trop à Jésus. Coullaut Valera peut être fière de son œuvre. Ce crucifix a passé quelques années dans la chapelle du collège de Larrondo, près de Bilbao. Maintenant, il est l’axe, le cœur and le centre du sanctuaire de Collevalenza. C’est cela précisément, l’Amour Miséricordieux. Jésus vivant, debout et digne, les yeux pleins de sérénité et d’amour tournés vers le Père pour lui rappeler son offrande volontaire et efficace: « Père, n’en tient pas compte ; tu sais bien qu’ils ne se savent pas ce qu’ils font ». Sont soignés, jusque dans les détails les plus minutieux, l’écriteau triangulaire, la marque laissée par la corde sur le cou, chaque goutte de sang. Le mot latin « Charitas » sur son cœur est éloquent, tout comme l’est la couronne qui rappelle sa royauté. Une grande hostie blanche qui se détache sur le fond est nous rappeler que le sacrifice de Jésus se perpétue dans chaque Eucharistie, et le titre espagnol résume tout: « El Amor Misericordioso ».

Le mouvement spirituel qui s’établit entre les yeux de Jésus et les centaines de regards qui se posent sur lui chaque jour … est insondable.

 

RELIGIEUSE OU MAÎTRESSE D’ŒUVRE ?

Quand la Mère demanda l’autorisation de construire une nouvelle église, le premier à s’en étonner fut l’évêque de Todi, Monseigneur Alfonso Maria De Sanctis.

– Pour quoi donc ? Votre Institut a une belle chapelle et la paroisse de Saint-Jean-Baptiste est de trop pour les paroissiens (à cette époque, Collevalenza était, comme le village de don Camillo et Peppone, moitié communiste et moitié démocrate chrétien).

– C’est que le Seigneur me veut ici pour construire son sanctuaire ; que beaucoup de gens viendront de loin, et …

– D’accord, d’accord, si vous faites face aux dépenses …, nulla obstat.

La surprise de son excellence fut encore plus grande l’année suivante, quand il vint pour inaugurer la petite église, un travail de l’architecte espagnol Julio Lafuente, qui avec sa structure en forme de croix, vaguement aérodynamique, évoque l’ancien office d’aviateur de père Alfredo.

Depuis le jour de l’inauguration, il fut absolument impossible de contenir l’afflux des pèlerins.

Quelques années plus tard, en 1959, voyant que Mère Espérance et son lieu de prière était continuellement le but de pèlerinages, le même évêque de Todi lui conféra le titre de Sanctuaire.

Peu de temps après, le Pape Jean XXIII envoya un bel cierge, lui reconnaissant ainsi la même dignité qu’aux grands sanctuaires de l’Italie.

C’est depuis le ciel que Monseigneur De Sanctis vit, 25 ans plus tard, comment à côté du sanctuaire qu’il avait consacré, le Cardinal Alfredo Ottaviani, accompagné de soixante évêques de différents pays, inaugura la magnifique église, à deux niveaux, nouvellement construite pour compléter le sanctuaire primitif.

La transformation du « róccolo » progressait sous les yeux les étourdis des familiers et étrangers. Seule la Mère en avait une perception très claire, comme si dans l’un de ses visions, elle avait considéré attentivement le modèle d’avance.

Seigneur, dilate les cœurs et donne l’énergie pour pouvoir atteindre le monde entier !

« Dans le vignoble nous mettront le noviciat – a-t-elle répété à plusieurs reprises –, et dans le champs de blé la Maison du pèlerin et à droite d’elle l’hôpital ; en aval, le Chemin de Croix ; ici, dans le jardin potager, on construira la Basilique ; de la porte du boulanger on fera tourner vers les chênes la route et ainsi dans le champs maïs on pourra mettre une grande place, parce que Jésus a dit que ce sanctuaire doit être le plus grand de tous, le Sanctuaire de son Amour. Autres personnes adresse leurs prières aux saints ou à la Vierge ; ils viendront ici pour prier et rencontrer Dieu. Les gens découvriront qu’Il est un Père qui les aime tendrement, veut que tous se convertissent, oublie les péchés de hommes et n’en tient pas compte ».

Collevalenza est maintenant tout cela avec une précision millimétrique.

 

DE PENTE DESCENDANT DE LA COLLINE

Mère Espérance vit d’abord avec surprise et grande joie, puis avec une réelle satisfaction, comment les pèlerins venaient de plus en plus nombreux pour demander des grâces toujours plus fréquentes, transmises au sanctuaire. Ils priaient ardemment, se confessaient et repartaient consolés et remplis d’espérance. Elle observait, émue, les touchantes cérémonies sans rituel de ceux qui offraient les premiers exvotos. Des personnes « miraculeusement » guéries voulaient laisser sur les parois du sanctuaire une plaque avec un cœur d’argent en signe de gratitude éternelle. Ils priaient ensemble un moment, chantaient des hymnes à l’Amour Miséricordieux et à Marie Médiatrice, saluaient brièvement avec émotion, puis « au revoir », jusqu’à prochain visite. Ainsi se succédaient les guérisons humainement inexplicables qui rassemblaient la Communauté de Pères, des Sœurs et des apostolinos dans l’action de grâce et de foi.

Les bénéficiaires se chargeaient de faire passer la nouvelle, à tel point que l’afflux de personnes à Collevalenza augmentait sans cesse.

Il fallait mettre de l’ordre dans les arrivées des fidèles, établir des réservations, charger une religieuse de l’accueil et une autre du bureau de correspondance… (700 000 lettres dans 20 ans?).

« La Mère Espérance vous recevait avec l’aire d’un hidalga espagnole – écrit un italien – toujours debout, légèrement appuyée d’une seule main sur bord d’une table, car sa santé n’était pas bonne. Elle vous écoutait attentivement, vous regardait de son regard son pénétrant, vous rendait courage, vous conseillant de prier l’Amour Miséricordieux, et promettant de faire de même… ».

Du parloir de la Mère au sanctuaire – c’était le chemin obligé. Elle ne voulait pas s’imposer personnellement, se considérant comme un simple instrument du Seigneur, et jamais elle ne s’attribuait les merveilles que Dieu réalisait par son intermédiaire. Le balai d’emploi sans prétention, qui ensuite se remet dans un coin ; l’éponge qui se jette après usage ; le petit charbon ardent qui se consomme jusqu’au dernier fil – voilà les images qu’elle utilisait pour faire comprendre la nature de sa contribution dans les plans de Dieu. Jésus était l’auteur, Collevalenza le protagoniste, elle-même un simple instrument entre les mains de la Providence. Et son plus grand désir était d’être un outil très utile. «Priez Dieu de m’accorder la grâce de faire toujours et seulement tout ce qu’Il me demande », a été son refrain et son obsession.

 

UN HÉLICOPTÈRE ET UNE ENCYCLIQUE

Geste émouvant de la bonté du Saint-Père et consolation pour Mère Espérance, dans la salle de conférence, après son discours à toute la famille des Files et des Servantes de l’Amour Miséricordieux

Qu’est-ce qui ronronne là dans le ciel au-dessus de Collevalenza ? Ce n’est certainement pas une libellule ! Non, c’est un hélicoptère avec le blason blanc et jaune du Vatican sur un côté. Et la figure vêtue de blanc qui en descend, puis dirige vers l’escalier de la Basilique, c’est Jean-Paul II.

L’appareil aéronautique militaire reste posé au centre de la charmante et spacieuse place centrale, à laquelle Lafuente donna une bordure qui évoque le train monorail.

La nouvelle fait le tour du monde. Le pape reprend son activité de voyageur du Vatican. Il est guéri.

Il n’embrasse pas le sol, mais va droit au sanctuaire. La frayeur du matin du 13 mai dernier, le tir, la course angoissée de l’ambulance vers Policlinique Gemelli, cette marque rouge sur l’habit blanc et l’exclamation à peine étouffée du médecin qui l’attendait à l’hôpital romaine: «Vous m’avez apporté un cadavre» – tout cela est oublié

Mais qu’arrive-t-il aujourd’hui à la Mère ? C’est ce que les Sœurs de Collevalenza se demandaient inquiètes au même moment. Mère Espérance souffrait parfois d’écoulements de sang, et les Sœurs n’arrivaient pas à comprendre la raison ni à trouver de remède. Le démon lui préparait sans doute à ce moment-là une des plus violentes bagarres de sa vie. Il lui en avait déjà donné tant !…

A Collevalenza pourtant les vignes et les figuiers avaient déjà grandi, et puis les deux convalescents avaient repris le dessus. Les paroles du Saint-Père au sanctuaire étonnèrent, mais pas tous, « Nous sommes venus visiter ce sanctuaire, parce que nous devons notre santé à la miséricorde de Dieu ».

Qui peut décrypter les relations multiples et puissantes des âmes mystiques avec les événements de leur temps ?

Le Pape se promenait à ce moment-là dans les dépendances du sanctuaire, saluant et bénissant ; il visitait et observait tout attentivement ; et se mit à genoux devant le crucifix de l’Amour Miséricordieux.

C’était le 22 novembre 1981.

Sœur Amada et ses compagnes s’avançaient, poussant doucement et discrètement le fauteuil roulant pour que n’arrive pas au Pape ce qui arrivait en certaines occasions lors des visites de prélats et cardinaux : oubliant la présence de l’illustre Hôte, on se dirigeait vers la Mère dès qu’on la voyait. Jean-Paul II, qui la connaissait déjà depuis sa visite comme évêque de Cracovie, la trouva maintenant sur son fauteuil roulant. Il s’approcha d’elle, se courba, et déposa un baiser sur son front. Pour un instant, la blancheur de sa peau devint rose. Qu’il est beau, Seigneur, sur le front de tes envoyés le sceau de ton Église !

Les Fils et les Servantes de l’Amour Miséricordieux débordent de satisfaction. Qui aurait dit qu’un jour le Pape viendrait à Collevalenza – ce qui reviendrait à canoniser la fondatrice de son vivant, et que l’Église allait être beaucoup plus sage et prudente que tous avant de le faire ? Est-ce que la récente encyclique ne suffisait pas pour les Servantes et les Fils de l’Amour Miséricordieux?

On songeait pas non plus que lui soit envoyée en hommage l’encyclique Dives in misericordia, qui reconnaît, analyse, étudie et proclame au monde entier que Dieu est riche en miséricorde, qu’Il est un bon Père, en somme l’Amour Miséricordieux que la mère avait vécu et annoncé tout au long de sa vie.

 

NOUS CONTINUERONS TOUJOURS À REGARDER AVEC SES YEUX

Que se fasse, mon Dieu, ta volonté divine, même si j’en souffre.
Que se fasse ta volonté, même si je ne la comprends pas.
Que se fasse ta volonté, même si je ne vois pas.

Les sœurs qui ont connu l’activité volcanique de sa jeunesse n’oublient pas qu’aux moments de la plus grande satisfaction et popularité, elle avait l’habitude de prier en disant : « Demande-moi, Jésus, ce que tu veux, mais donne-moi de passer dix ans de ma vieillesse dans l’inutilité totale et sans pouvoir rien faire pour qu’il n’y ait absolument pas de doute, ni pour moi ni pour les autres, que toi, tu es le seul auteur de tout ce que je fais ».

Jésus l’a prise au sérieux. Progressivement ses forces physiques déclinaient et sa tête aussi. À travers les fenêtres de ses yeux, on voyait que son cœur continuait à brûler jusqu’à la fin. On pouvait alors sentir qu’elle avait effectivement été et demeurait un extraordinaire instrument de transmission de grâces dans les mains du Seigneur. Des milliers de pèlerins continuaient à venir sans ordre ni préavis. Ils attendaient avec enthousiasme et patience, contents de la voir un petit moment, d’entendre sa voix, et savoir qu’elle était toujours vivante. À midi, elle se mettait la fenêtre pendant un moment. Elle les saluait par quelques paroles, les encourageait; promettait une fois de plus des prières…, aussi longtemps qu’elle le pouvait.

Quand arriva sa fin, ceux qui pourraient passer outre la surveillance et s’approcher d’elle comprenaient bien le message de ses monosyllabes, se sentaient régénérés par le magnétisme de sa présence et, surtout, se perdaient dans l’enchantement de ses yeux comme dans une mer de miséricorde. Qu’est-ce qu’il y avait dans les yeux de la Mère, qu’ils gardaient toujours ?

Puis, un matin, ses yeux se sont fermés à la vie terrestre. C’était le 8 février 1983.

La peinture de Marie Médiatrice, le travail du peintre  Romagnoli.